PRÉFACE

 

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Émile Blanc, fort judicieusement, a confié à René Carpentier la rédaction de l’ouvrage consacré aux missiles tactiques, pour lesquels il a oeuvré toute sa carrière. Né en 1931, il n’a pas vécu les espoirs et les joies de ceux qui, à partir de 1945, ont promu les engins spéciaux.

Peu d’années après, devenu ingénieur et affecté à la section du STAé (Service technique de l’aéronautique) qui s’occupait de ces matériels, il a côtoyé tous les pionniers, qu’ils soient dans les services, les établissements ou l’industrie. La seconde partie de sa carrière s’est déroulée dans l’industrie.

Le texte qu’il a rédigé montre combien il domine son sujet, dont il connaît tous les aspects. Pour chaque période, il indique le point de vue des services et celui de l’industrie, les progrès réalisés grâce aux équipementiers et aux fournisseurs, une vue d’ensemble sur ce qui se passe en France ou à l’étranger. D’où nous viennent les engins spéciaux ? Très souvent, on mentionne uniquement le rôle de l’Allemagne. On cite les propos d’Hitler et de son entourage qui, à partir de 1942-1943, prétendaient que, grâce aux armes nouvelles conçues par les savants allemands et devenues alors opérationnelles, la victoire leur était assurée. De fait, les engins firent si grande impression sur les Alliés qu'à partir de 1945, ceux-ci se lancèrent dans la chasse aux savants allemands pour s’assurer leurs services.

 

Mais que s’était-il passé avant la Seconde Guerre mondiale ? À partir de la fin du XIXe siècle et pendant le début du XXe, d’énormes progrès ont été faits, sur le matériel d’artillerie aussi bien en ce qui concerne les projectiles, la portée, la précision ou la rapidité des tirs. Les fusées mises en oeuvre par les fuséens semblaient complètement dépassées. Les travaux effectués au début du XXe siècle par des ingénieurs comme Robert Esnault-Pelterie sont plus le fruit d’une réflexion sur les possibilités de véhicules propulsés par fusée dans l’espace qu’une recherche pour perfectionner les fusées existantes, car la technologie disponible à leur époque ne permettait pas de le faire. Les historiens nous disent que pendant cinq siècles, cependant, des fusées furent utilisées dans telle ou telle bataille. Il serait fastidieux d’essayer d’en dresser une liste exhaustive. Le dernier exemple est le siège de Paris, en 1871 (cf. figure 1). Parmi les premiers, on peut citer le siège d’Orléans en 1429 par Jeanne d’Arc. Lors de son procès, ses compagnons d’armes, comme Dunois, rapportent qu’elle était très habile dans leur emploi.

En son temps, les canons existaient déjà. Les premiers modèles avaient été réalisés en 1377 par Berthold Schwartz pour le compte des Vénitiens. Des progrès sur la poudre avaient été réalisés à la fin du siècle précédent par de grands savants et philosophes, comme Albert le Grand (1193-1280) et Roger Bacon (1214-1291).

Les fusées en avaient sans doute bénéficié, tout comme les veuglaires, ancêtres du canon. On cite leur utilisation dès 1379 dans la bataille de Chioggia, sur l’Adriatique. Un autre progrès décisif fut la fusée à baguettes, stabilisée sur sa trajectoire par des baguettes fixées sur le corps du propulseur et le prolongeant vers l’arrière. On cite l’emploi de ces armes, fusées et veuglaires, lors de la bataille de Crécy (1346) par les Anglais ; mais elles se révélèrent d’une faible efficacité comparée à celle des arbalètes, qui fut une des causes de leur victoire. Plusieurs raisons incitent à penser que les fusées n’existaient pas avant le XIVe siècle. C’est à cette époque que les feux d’artifice, connus en Chine depuis deux siècles, pénètrent en Europe. Or ils posent des problèmes identiques à ceux des fusées – et en donnent la solution. C’est tout d’abord l’invention de la poudre propulsive pour en assurer le lancement, grâce à une autre invention : la propulsion à réaction. Mais il faut aussi savoir résoudre les problèmes d’allumage, de lancement et d’un minimum de guidage.

Les charges utiles posent les mêmes problèmes : mise à feu, additifs pour obtenir les colorations, dans le cas du feu d’artifice, ou une bonne efficacité, dans le cas de l’engin militaire, qui était souvent incendiaire. Enfin, on peut ajouter que c’est à cette époque qu’apparaît dans la langue française le mot « fusée », qui désigne aussi bien les engins militaires que les feux d’artifice. Par ailleurs, on peut noter que, pour les périodes antérieures au XIVe siècle, les historiens ne décrivent que deux sortes d’armes de jet : l’arc, connu depuis la plus haute antiquité, et l’arbalète, inventée au Moyen Âge et dont l’efficacité était redoutable : ses flèches, tirées à plus grande distance, avaient une meilleure pénétration ; les récits de la bataille de Crécy sont très évocateurs à ce sujet. Pour des projectiles plus lourds, utilisables contre des remparts par exemple, avait été inventée au IVe siècle avant Jésus-Christ la catapulte ; ce qui est remarquable, c’est qu’elle était encore utilisée au XVIe siècle, par exemple au siège de Rhodes (1522) par Soliman, alors que les canons existaient depuis près de deux siècles.

Comme les fusées ne peuvent exister sans la poudre, il serait intéressant de savoir quand celle-ci a été inventée. Là règne une grande incertitude. On sait qu’elle existait au XIIIe siècle. Avant, on note que des mélanges comprenant un comburant, le salpêtre, et un combustible ont été utilisés, mais comme engins incendiaires uniquement, semble-t-il. C’est le cas des feux grégeois, dont le secret de fabrication a été révélé à Byzance par un certain Callinius d’Héliopolis, en 678 – il le détenait des Arabes.

Telle est, résumée brièvement, la situation en Europe. Elle contraste singulièrement avec celle existant en Extrême-Orient. L’invention de la poudre et de son utilisation pour propulser des fusées est fixée par les historiens en Chine et en 980. Les premières fusées étaient constituées par une tige de bambou évidée pour contenir la poudre, armée à son extrémité d’une pointe de flèche et empennée comme une flèche. Elles étaient tirées à partir d’un châssis en bois, qui assurait leur orientation et permettait le lancement d’une salve, reproduisant ainsi l’action des archers lançant leurs flèches ensemble vers un même objectif pour être plus sûrs de l’atteindre.

C’est vers la même époque que les Chinois inventèrent aussi les canons. Ils surent garder secrète la composition de la poudre pendant deux siècles. Au XIIIe siècle, les Mongols, conduits par Gengis Khan et ses successeurs, conquièrent progressivement les différentes régions de la Chine et y fondent la dynastie des Yuan. Celle-ci non seulement s’ouvre aux étrangers, accueillant les envoyés du pape ou de saint Louis et des commerçants comme Marco Polo, mais elle n’hésite pas à diffuser les technologies qui avaient donné à la dynasti précédente des Song tout son éclat, aussi bien dans l’art des soieries et des porcelaines que dans beaucoup d’autres domaines.

Ainsi s’explique le fait que l’Europe put combler son retard au XIVe siècle. Le texte de René Carpentier nous décrit les cinquante dernières années d’un matériel qui existe depuis au moins cinq siècles. Mais, alors qu’il a peu évolué auparavant, cette dernière période a permis aux fusées, devenues engins spéciaux, puis missiles, de faire de gigantesques progrès.

Il est passionnant de voir ce que les percées technologiques dans tous les secteurs peuvent apporter. Arrêtés au siècle dernier dans leur développement par les canons, les missiles les remplacent aujourd’hui dans certains domaines : antichar ou défense contre avions.

Quelle belle histoire !

 

Paris, le 20 janvier 2003

L’ingénieur général Jean Soissons

Ancien directeur des constructions aéronautiques

 

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