De 1980 à 1995 : Les missiles intelligents
CHAPITRE 11 INTRODUCTION A LA TROISIÈME PÉRIODE
LES EVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES ET OPERATIONELLES
Les missiles développés dans cette troisième période sont nommés « intelligents » ; en effet, ils sont fondés sur la technologie numérique mise au point à la fin des années 1970 ; et en conséquence, ils comportent, pour la plupart, des microprocesseurs ayant une puissance importante de calcul, pour un volume réduit : c’est la différence fondamentale avec les missiles conçus dans la deuxième période. Cette période est caractérisée : - par une évolution considérable et continue des technologies, liée principalement aux progrès de la microélectronique ; - par une évolution des besoins opérationnels résultant de l’évolution technologique et/ou de l’expérience tirée des conflits, comme la guerre du Golfe en 1991 ; - par le lancement de nombreux programmes de missiles, en majorité en coopération européenne, et par l’échec des projets de coopération transatlantique.
Cette période s’est terminée avec l’effondrement de l’Union soviétique. En France, les premières leçons en ont été tirées particulièrement en 1994 (Livre blanc) et en 1995 ; les conséquences sont les suivantes : - la menace en Centre-Europe, qui était prépondérante durant les années antérieures, a disparu ; les nouvelles menaces sont telles que de nombreux programmes en développement ne sont plus adaptés et que les priorités antérieures, comme l’antichar, doivent être révisées ; - le désir de toucher les « dividendes de la paix » tout en voulant « ne pas baisser la garde », pour des raisons de politique intérieure 1, s’est concrétisé par une réduction non drastique des crédits réels consacrés à la Défense. Une révision des programmes a été nécessaire, avec d’une part l’arrêt envisagé pour plusieurs programmes et d’autre part l’étalement accompagné d’une diminution de la cible des commandes pour la plupart des autres. Pour de nombreux pays, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis, la révision a été profonde, dès 1990 ;- l’industrie, déjà affectée par la médiocrité du marché mondial, a dû subir les réductions des commandes françaises ; des ajustements d’effectifs ont dû être réalisés. Des projets d’alliance européenne étaient, en 1995, en cours de négociation, avec l’objectif de permettre la participation à des développements de futurs programmes qui ne pourraient plus être financés par la France, sinon à un niveau faible. Dans plusieurs pays, comme les États-Unis, la concentration industrielle a été réalisée ;- la conception des nouveaux programmes doit évoluer en prenant en compte de manière plus importante le facteur coût et en ne recherchant plus de manière prioritaire l’augmentation des performances.
1 C’était la politique du président de la République de 1990 à 1993 ; M. Joxe, ministre de la Défense, a commencé, en 1992, une révision de la loi de programmation. De 1993 à 1995, ce fut une période de cohabitation, avec la rédaction du Livre blanc. Il fallut attendre 1996, après l’élection de M. Chirac en 1995, pour une révision drastique du budget de la Défense (cf. infra, épilogue).
LES PRINCIPALES EVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES 2
Il faut d’abord évoquer la microminiaturisation de l’électronique (circuits intégrés standard et spécifiques, dont ceux à très grande vitesse CITGV). Elle a concerné l’ensemble des composants des systèmes d’armes : le missile et la surveillance. Elle a permis l’introduction de microprocesseurs et de mémoires dans la plupart des équipements des missiles : calculateur de guidage et/ou de navigation, autodirecteurs, centrales inertielles. Avec la mise au point de logiciels sophistiqués, de nombreuses possibilités de programmes de calculs sont devenues réalisables. Le calculateur de guidage a permis le réglage de nombreux paramètres et la programmation d’évolutions. Les performances des antiaériens ont été améliorées avec, par exemple, la compensation des aberrations de radôme, devenue possible avec leur mise en mémoire, et l’introduction de logiciels pour lutter contre les brouilleurs et les leurres. Du côté des équipements électromagnétiques, l’introduction de microprocesseurs, combinée avec les améliorations des composants hyperfréquences, a permis la réalisation : - d’autodirecteurs électromagnétiques actifs pouvant équiper des missiles antiaériens de faible diamètre ; - de senseurs millimétriques, ouvrant la voie au développement de sousmunitions antichars autoguidées et d’imageurs air-sol ; - de l’antenne à balayage électronique, pour les radars de surveillance des systèmes d’armes, qui est devenue une réalité. La barrette et la matrice de détecteurs infrarouges IR-CCD ont conféré aux autodirecteurs équipés de tels détecteurs des portées accrues. Ils fournissent une image de la cible ; le guidage sur un point chaud de l’image et la séparation entre un leurre et la cible sont devenus possibles, de même que la corrélation entre une image détectée et celle mise en mémoire, devenue réalisable grâce aux progrès dans les techniques de traitement d'images et de reconnaissance des formes.
2 En plus de ces évolutions spécifiques aux missiles, les conséquences des progrès en matière d’informatique, de programmation, etc., ont permis aux ingénieurs de disposer de moyens sans commune mesure avec ceux de leurs prédécesseurs, en matière de développement, de production et d’utilisation.
Avec des microprocesseurs et des gyroscopes modernes, comme les gyroscopes à joint flexible et les gyroscopes laser, des centrales inertielles à éléments liés ont pu équiper, pour un coût acceptable, des missiles tactiques antisurface et antiaériens – malgré, pour ces derniers, leurs manoeuvres considérables.
L’utilisation des informations fournies par les satellites – satellites d’observation, de navigation (GPS) et de communication pour la liaison avec les drones – a été un autre grand progrès. La détection d’images par un satellite comme Spot 1, mis en orbite en 1986, a permis la définition d’une part des objectifs, d’autre part des trajectoires d’approche qui peuvent être suivies par un missile de croisière, en recalant sa centrale inertielle sur des amers 3.Le récepteur GPS permet la localisation en position et en vitesse d’un missile. Le guidage inertiel, utilisant une centrale inertielle hybridée avec un tel récepteur, est devenu précis et bon marché. Il est utilisable opérationnellement depuis 1990, et c’est une véritable révolution. Il a été retenu pour la phase de guidage micourse des missiles tactiques anti-surface.
La fibre optique est capable de se dérouler d’un missile volant en subsonique ; ce dernier peut ainsi transmettre une image détectée par son senseur et rester en liaison avec son poste de tir, localisé au sol à une distance atteignant 60 km.
Le développement de missiles furtifs a été rendu possible en combinant l’étude de leur forme et l’utilisation de matériaux absorbants électromagnétiques et infrarouges.
Enfin, il faut souligner la compacité des missiles modernes. Par rapport aux équipements conçus dans les années 1960, l’ordre de grandeur de la réduction du volume et de la masse de leurs équipements électroniques est respectivement de 4 et de 2. Le missile des années 1980 est ainsi caractérisé soit par une masse plus réduite, soit par une augmentation de la portée aérodynamique avec la même masse.
L’EVOLUTION DES BESOINS OPERATIONNELS ET LES LEÇONS TIREES DES CONFLITS (GUERRE DU GOLFE, 1991, BOSNIE, 1995)
Le missile « tire et oublie » - La défense multicible tous temps (attaque simultanée)L’évolution vers le « tire et oublie », souhaitée par les opérationnels, est devenue réalisable avec les technologies modernes. L’un de ses intérêts est la réalisation de systèmes multicibles. En effet, le système de défense aérienne opérationnel en 1980 nécessitait, pour le guidage terminal d’un missile, une conduite de tir assurant la poursuite continue de la cible et, en conséquence, était monocible4 ; il était efficace sur la menace des années 1960.
3 Amer : Repère terrestre ou marin visible destiné à la navigation maritime ou aérienne.
4 Il faut deux (ou n) conduites de tir pour se défendre contre une attaque simultanée de deux (ou n) cibles.
En 1980, les attaques d’un objectif pouvaient être groupées et coordonnées pour saturer les moyens de défense et l’Occident tablait sur une supériorité numérique des avions soviétiques ; le besoin opérationnel d’un système multicible et non saturable était devenu vital. Pour satisfaire ce besoin, il faut disposer d’une part d’un radar multifonction de surveillance multicible (antenne à balayage électronique ou TWS5) et poursuite, d’autre part d’un missile « tire et oublie ». Ce dernier doit être équipé d’une part d’un autodirecteur actif (ou infrarouge), qui ne peut assurer qu’une phase d’autoguidage final, avec sa portée réduite (ordre de 6 km), d’autre part d’une centrale inertielle à éléments liés pour assurer la phase de guidage mi-course. C’est la possibilité de réaliser ces trois équipements à un coût acceptable qui a été à l’origine des programmes antiaériens modernes : Mica et Aster en France et AMRAAM aux États-Unis. Ce besoin de « tire et oublie » s’est manifesté aussi pour les antichars tirés d’hélicoptères ; en effet, le prix d’un hélicoptère moderne, comme le Tigre, et les progrès des sol-air de toutes les armées de Terre (surtout les SATCP) ont conduit à une attrition inacceptable pour un hélicoptère équipé d’un missile téléguidé. Cela résulte d’un démasquage nécessaire de l’hélicoptère, de l’ordre de 30 s pour le tir de ce type de missile, nettement supérieur au temps d’interception par un sol-air (10 à 15 s). En conclusion, un programme européen de missile autoguidé infrarouge TRIGAT (longue portée) a été lancé. Le missile hypervéloce, avec son temps de vol de l’ordre de 3 s (portée de 3 500 m), était une autre solution ; mais il est plus lourd (cf. chapitre 12).
Le tir à distance de sécurité (TDS) Cette spécification pour les missiles anti-surface est liée aux progrès de la défense antiaérienne datant du début des années 1970. En 1980, ce besoin était satisfait par plusieurs catégories de missiles (cf. chapitre 9) : - les antiradars et les antinavires à longue portée sont conçus depuis les années 1960, mais leurs objectifs présentent un contraste naturel pour l’accrochage de l’autodirecteur ; - les missiles à guidage laser, conçus durant la deuxième période pour l’attaque des objectifs terrestres, sans contraste naturel radar ou infrarouge, sont aussi des missiles TDS ; mais, si leur précision est excellente, la distance minimale entre la cible et l’avion illuminateur est réduite (typiquement 5 km) ; - le Martel (TV), produit en série en Grande-Bretagne en 1974, est un autre type de missile TDS, avec 36 km de portée (20 km de stand off) ; mais il ne fut pas retenu par d’autres pays et en particulier par les États-Unis, le besoin n’étant pas jugé prioritaire à cette époque.
5 TWS : Track While Scan, balayage mécanique avec poursuite sur informations discontinues.
Pour ces deux derniers types de missiles, c’est l’équipage, voire le pilote de l’avion tireur qui désigne la cible. Au début des années 1980, la mise au point de centrales inertielles à éléments liés et de leurs moyens de recalage, utilisant la cartographie et les informations des satellites d’observation, ont permis, pour un coût acceptable, la conception de missiles tactiques « de croisière », à grande portée et ayant une précision de l’ordre de 50 à 100 m. Avec cette précision, l’armement de ces missiles ne pouvait être qu’un dispenseur de sous-munitions (anti-piste, antichar, mines…) et l’objectif visé devait être de grande dimension (ou une concentration de chars). La France, l’Allemagne et l’OTAN se sont intéressées à ce type de programme ; l’Apache anti-piste en est un exemple (cf. infra).
Mais l’armée de l’Air française continuait à faire confiance, pour ces objectifs, à ses armements classiques largués à basse altitude d’avions équipés d’une conduite de tir moderne et de contre-mesures ; elle estimait que l’attrition de ses avions due à la défense aérienne serait acceptable. Les états-majors français ont en revanche tiré plusieurs leçons de la guerre du Golfe de 1991. L’attrition des avions équipés d’armements classiques et survolant à basse altitude et de jour des objectifs défendus, même sommairement, était inacceptable (4 Jaguar touchés sur 12 lors du premier raid6). Le besoin de bombes guidées sur l’objectif défini par ses coordonnées (inertiel), pouvant être tirées à moyenne altitude et à faible coût (AASM7) est ainsi né. Pour des objectifs non défendus par des SAMP, l’attrition des avions équipés d’armements laser TDS est acceptable, compte tenu du stand off et de l’altitude de tir d’environ 5 000 m ; l’efficacité sur des objectifs durcis est excellente, mais l’avion doit survoler le pays ennemi et le temps doit être clair. Hors du pays attaqué, les Américains ont tiré, à partir de navires et de sous-marins, 291 missiles de croisière Tomahawk, en version conventionnelle, sur des objectifs opérationnellement très importants (durcis et ponctuels) : c’était une novation opérationnelle, car c’était surtout l’utilisation de la version nucléaire du Tomahawk qui était envisagée. Les quatre caractéristiques principales de ce missile sont la longue portée (absence possible de survol du pays ennemi), la bonne précision (de l’ordre de 10 m), la réduction des dégâts latéraux et la nécessité d’une préparation de mission. Le besoin de ce type de missile de croisière conventionnel, complété par un autoguidage final précis (quelques mètres), est devenu immédiat pour les armées de l’Air françaises et britanniques et le missile SCALP-EG (dérivé de l’Apache) a été conçu pour satisfaire ce besoin. Enfin, l’intérêt du missile antiradar, pour des radars non localisés avec précision, a été confirmé. 2 000 missiles ont été tirés, en majorité par les Américains (le Harm) ; les Britanniques ont tiré quelques missiles Alarm. L’offensive aérienne de l’OTAN, en août et septembre 1995, contre les forces serbes en Bosnie a confirmé les leçons indiquées ci-dessus, c’est-à-dire l’intérêt du Tomahawk (13 tirs ont détruit en quelques minutes les centres de communications), de l’antiradar (de nombreux Harm ont été tirés dès l’opération précédente réussie) et de l’armement guidé laser (avec en particulier 863 bombes tirées, dont des BGL françaises de 1 000 kg).
6 Michel FORGET, Puissance aérienne et stratégies, ADDIM, 1996.
7 Programme français AASM (armement air-sol modulaire) : programme en cours de gestation, lancement prévu à la fin des années 1990. Aux États-Unis, le JDAM a été lancé en développement en 1993.
La défense antimissile (missiles balistiques conventionnels) La guerre du Golfe, avec le tir de missiles Scud irakiens, a reposé la question, pour l’Europe, de son équipement avec une telle défense. Aucune décision n’était prise en 1995.
L’amélioration de la pénétration des assaillants : brouillage, leurrage, furtivité Les systèmes de brouillage électromagnétique et les contre-mesures des missiles ont progressé, compte tenu des évolutions technologiques (composants hyperfréquences, logiciels). La guerre du Golfe a montré l’efficacité du brouillage des systèmes de défense aérienne. L’équipement des aéronefs avec un système de leurrage infrarouge intelligent (séquence de tir) a commencé dans les années 1970 et s’est généralisé dans les années 1980. La cause du besoin a été la profusion des missiles SATCP à autoguidage infrarouge ; les différents conflits (opération « Paix en Galilée » en 1982, par exemple) en ont montré la nécessité. La conception d’autodirecteurs mieux protégés et plus intelligents a été un sujet d’étude très important depuis 1980, et il est toujours d’actualité. Enfin, le besoin de missiles de croisière et de missiles antinavires plus discrets est apparu au début des années 1980. Après l’utilisation par les Américains, lors de la guerre du Golfe, d’avions furtifs F 117, la problématique du niveau de furtivité des avions de combat des années 2020 est posée – et en conséquence celle de la défense aérienne.
La surveillance en temps réel du champ de bataille par drone Dans les années 1970, Israël avait montré l’intérêt des drones. Dans les années 1980, la localisation précise d’objectifs (targetting) pour des tirs d’artillerie dans la profondeur, comme ceux du MLRS (Multiple Launch Rockets System), est devenue un besoin. La guerre du Golfe a confirmé que le besoin de la surveillance en temps réel était prioritaire.
L’efficacité des antichars contre les blindages actifs Lors de la bataille de chars dans la plaine de la Bekaa, en 1982, où l’armée syrienne vit détruire environ 300 de ses chars russes T 62, les Israéliens découvrirent que quelques chars russes étaient équipés de blindages réactifs et qu’en conséquence, l’efficacité des missiles antichars existants était très amoindrie. Ce type de blindage (sandwich acier/explosif/acier) est installé sur les structures des chars ; il contre le jet produit par la charge creuse, l’explosif du blindage détonant et projetant les plaques d’acier, qui déstabilisent le jet. Le principe de ce blindage avait été inventé par l’ISL au début des années 1970. Mais son utilisation n’avait pas été retenue en Occident et l’invention avait été déclassifiée et publiée ! En effet, à l’époque, la mobilité du char semblait la meilleure protection et tout blindage supplémentaire devait le pénaliser. Tous les missiles de la deuxième période durent, en conséquence, être modifiés (par exemple avec des charges en tandem).
Les munitions à risques atténués (MURAT) Compte tenu des accidents graves rencontrés, par exemple, par trois porteavions, entre 1966 et 1969, et occasionnés par l’explosion d’armements, la Marine américaine a décidé, en 1987, que les munitions stockées sur les navires devaient être rendues insensibles (non-détonation à l’incendie, au choc de type impact de balle et à la détonation d’une munition voisine). La France a adopté ce besoin et l’impulsion a été fournie par la décision d’équiper le porte-avions Charles de Gaulle uniquement avec des munitions « muratisées » (missiles Mica, Magic, Aster, Exocet…). |