De 1945 à 1958 : La création de l’industrie missilière

 

Retour

 

CHAPITRE 1

INTRODUCTION À LA PÉRIODE 1945-1958

LA SITUATION EN 1945 : LA FRANCE

 

Il n’y avait, avant la guerre, aucune structure officielle de recherche et aucun industriel s’intéressant aux missiles et aux fusées1. Il y avait eu en revanche des études théoriques et quelques expériences de laboratoire, par exemple celles d’Esnault-Pelterie et de Camille Rougeron sur les fusées. Cette situation était très différente de celle des avions. LA SITUATION EN 1945 : L’ALLEMAGNE2 Dès 1929, ce pays s’était intéressé aux fusées, le traité de paix lui interdisant de s’équiper d’une artillerie à longue portée. En 1932, le laboratoire de Kummersdorf avait été créé, sous la direction du professeur von Braun : c’est là que le développement du V 2 avait commencé. Le développement des autres missiles a suivi au début de 1940 – celui des V 1 en 1942, après le bombardement des cités allemandes, pour que les Alliés y renoncent : « V » comme Vergeltung, c’est-à-dire « représailles ». À la fin de la guerre, deux types de missiles, destinés au bombardement de zone, avaient été mis en service. À partir du 13 juin 1944, 3 000 V 1 (premier missile tactique) sont tirés sur Anvers et 8 000 sur Londres. Parmi ces derniers, 2 400 auraient réussi leur mission, 2 000 et 3 600 auraient été respectivement perdus ou détruits (par chasseur, par DCA ou par filet). Le V 1 est un avion robot subsonique, avec une propulsion par pulsoréacteur, une charge de 1 000 kg, un guidage sur cap par compas, une stabilisation entre 300 et 1 500 m d’altitude par capsule barométrique et une hélice, faisant office de compte-tours, pour la détermination approximative de la distance parcourue et, en conséquence, du déclenchement du piqué. À partir du 8 septembre 1944, 3 165 V 2 (premier missile balistique opérationnel) sont tirés sur Londres et sur des villes belges. Entre le 8 septembre et le 5 octobre 1944, 17 V 2 sont tirés sur la région parisienne, dont un sur Châtillon. De plus, dès 1943, deux types de bombes air-surface téléguidées avaient été utilisés opérationnellement avec succès : la Fritz X 1400, ou FX, et la Hs 293. La première cible détruite fut l’escorteur britannique Egret. Moins de deux semaines plus tard, le cuirassé italien Roma, de 35 000 tonnes, fuyant vers l’Angleterre, fut coulé par une seule FX ayant pénétré par la cheminée3. L’efficacité globale de ces bombes a été évaluée à 40 %. La FX était un engin planant de configuration aérodynamique classique et cruciforme de 1 400 kg, avec une portée de 4 à 7 km suivant l’altitude de largage et une stabilisation gyroscopique. La Hs 293 avait la configuration avion et était équipée d’un accélérateur et d’une bombe de 500 kg accrochée sous le planeur.

Les deux bombes étaient téléguidées en tangage et en lacet par le pilote de l’avion tireur (avec une télécommande radio : une liaison filaire fut développée, mais non utilisée) et stabilisées en roulis. L’équipement de la Hs 293 avec une caméra de télévision – pesant 100 kg – était étudié. Dès 1944, le brouillage de la télécommande limita leurs succès4.

Le développement de nombreux autres missiles téléguidés était en cours : -

     - quatre programmes sol-air subsoniques (l’Enzian de 1 500 kg et le Schmetterling de 450 kg) ou supersoniques (le Wasserfall de 3 500 kg, dérivé du V 2, et le Rheintochter de 1 750 kg) avec une propulsion à liquides ont été répertoriés. Leur guidage en alignement était fondé sur un ensemble de deux localisateurs sol avec détection optique ou électromagnétique (cette dernière n’était qu’à l’étude), l’un pour la cible et l’autre pour le missile. Les positions étaient recopiées sur un écran cathodique pour la détermination par le tireur, à l’aide d’un petit manche, de l’ordre de guidage, ce dernier étant transmis au missile par télécommande. Malgré les charges militaires prévues, de masse importante (de 160 à 300 kg), un autoguidage final était apparu nécessaire.

     - deux programmes air-air, plus simples, sont mieux connus : le Hs 298 (un autoguidage en poursuite, à l’aide d’un autodirecteur infrarouge à champ fixe et accroché au départ du missile, était étudié) et le X 4 (masse de 50 kg ; propulsion à liquides ; télécommande avec liaison filaire, les deux fils, de 5 km de longueur, étant bobinés en extrémité d’ailes ; deux traceurs pyrotechniques étaient placés sur les deux autres ailes). La fabrication en série du X 4 commença en avril 1945 et des exemplaires furent récupérés par la France.

     - un programme d’antichars, X 7, était au stade de la maquette. Il s’agissait d’un petit missile de 9 kg environ, dérivé du X 4. Le type de propulsion est inconnu de l’auteur. Les missiles FX (dits aussi X 1), X 4 et X 7 ont été conçus par le Dr. Kramer, qui cherchait à réaliser des missiles simples ; ils étaient cruciformes (sauf le monoplan X 7), équipés pour le pilotage de spoilers aérodynamiques et téléguidés. Le premier était stabilisé en roulis, avec beaucoup d’oscillations, et les deux autres étaient en autorotation.

 

1 Il y avait eu un centre de recherche de 1810 à 1872, à Vincennes, puis à l’École centrale de pyrotechnie militaire de Metz, transférée à Bourges en 1870, ainsi que des batteries de « fuséens » à partir de 1842. La Commune recruta également des « fuséens », comme en témoigne l’affiche fournie par M. Jean Turck.

 2 D’après History of German Guided Missiles Development, AGARD, 1er séminaire sur les missiles à Munich (avril 1956), 1957.

3 Contre-amiral Bernard ESTIVAL, Les missiles navals, Larivière, 1990.

4 Brouillage conçu par M. Jean Turck pour les Forces navales de la France Libre (voir chapitre 3, équipements infrarouges).

Retour

Dans le domaine des missiles, les Allemands avaient réalisé des progrès importants dans la mise au point de la propulsion à liquides, pour une utilisation sans stockage, et dans la connaissance de l’aérodynamique supersonique expérimentale. Ils avaient imaginé le boulon explosif pour les éjections. En revanche, ils n’avaient qu’abordé la mise au point d’équipements gyroscopiques, d’un détecteur infrarouge d’avions (avec mise au point de la cellule au sulfure de plomb et de modulateurs mécaniques) et de fusées de proximité (stade de la maquette).

Ainsi les Allemands avaient-ils fait preuve d’imagination et d’efficacité industrielle et opérationnelle ; ils avaient acquis, dans un délai réduit, deux techniques de base des missiles tactiques, l’aérodynamique et la propulsion. Mais ils ne pouvaient pas aboutir à la réalisation de missiles autoguidés, car ils ne possédaient pas les deux autres techniques indispensables – les asservissements et la détection hyperfréquence –, sans parler des difficultés dues au niveau de la technologie existante des composants électroniques.   


 

LA SITUATION EN 1945 : Les États Unis et la Grande - Bretagne

 

 Les Américains ne commencèrent à s’intéresser aux missiles que pendant la guerre. Ils réalisèrent aussi des bombes téléguidées. En outre, ils ont été capables de produire la première bombe planante Bat (« chauve-souris ») autoguidée, à l’aide d’un autodirecteur radar pesant 100 kg : elle fut tirée en 1945 contre des navires japonais. Enfin, ils avaient alors de l’avance en ce qui concerne les techniques ou les technologies de base des missiles, comme l’automatisme, les radars et la conception de systèmes. Mais les développements des premiers systèmes de

missiles datent de 1945 et furent concrétisés par des systèmes mis en service au milieu des années 1950, comme le Nike Ajax, dérivé du missile allemand Wasserfall.

Quant à la Grande-Bretagne, elle avait mis toute son énergie dans la défense de son territoire et était en avance en matière de radars ; des travaux sur les missiles n’y ont commencé qu’après la guerre.

 

LES INFORMATIONS DONT A DISPOSÉ LA F RANCE SUR LES TRAVAUX ÉTRANGERS (1945 - 1958)

 

 C’est par la connaissance des travaux allemands et le transfert en France de techniciens allemands que les études françaises de missiles tactiques démarrèrent dès 1946. L’Arsenal de l’aéronautique reçut une équipe d’environ quinze spécialistes (aérodynamique, propulsion à propergols liquides, V 1…). En revanche, ils n’étaient que quelques-uns chez Matra et à la SNCASE et leur rôle y fut peu important. La plupart de ces spécialistes regagnèrent leur pays à la fin des années 1950.

Dans le domaine des missiles de la DEFA (Direction des études et fabrications d’armement, armée de Terre), deux groupes importants furent transférés : l’un au LRBA (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques), particulièrement pour les fusées et les gyroscopes, et l’autre, dirigé par le professeur Schardin, au Laboratoire de recherches de Saint-Louis, créé à cette occasion près de la frontière franco-allemande.

La DCCAN (Direction centrale des constructions et armes navales) transféra à l’arsenal de Brest l’usine allemande de fabrication des bombes FX et plusieurs spécialistes ; quelques bombes furent réalisées et expérimentées5. Aux États-Unis, les études et les développements de missiles furent très classifiés6 et c’est seulement en 1957 que les Américains révélèrent aux Français l’état d’avancement de leurs travaux et que des échanges furent amorcés. À cette date, les premières productions des missiles air-air Sidewinder et sol-air Hawk commençaient et les Américains désiraient équiper l’OTAN avec leurs missiles.

En 1957, la Marine américaine proposa d’offrir l’équipement en missiles surfaceair de plusieurs navires français. Il est possible que certaines informations limitées aient été révélées auparavant à des responsables français, mais elles ne furent pas diffusées. Grâce à l’envoi par la DTIA d’ingénieurs de l’Air pour étudier dans les universités américaines, l’une des deux nouvelles techniques de base des missiles, l’automatisme, put en revanche être enseignée à l’ENSA (École nationale supérieure de l'aéronautique) dès 1951 par l’équipe des IA Gille, Decaulne et Pélegrin.

Enfin, à partir de 1958, les échanges furent plus intensifs, d’une part avec des discussions sur les conditions de production du Hawk en France et d’acquisition de missiles navals, d’autre part avec des visites des organismes américains et des contrats bilatéraux d’échange. De même, en 1957, des accords bilatéraux furent conclus avec la Grande-Bretagne. Ces événements expliquent la date, 1958, choisie pour la fin de cette première période. 

5 Information transmise par l’IGA (M) Maurice Brunet.

6 Les connaissances non classifiées connues alors peuvent être retrouvées dans Eric BURGESS, Guided Weapons, The Macmillan Company, 1957.

Retour