Entre
1945 et 1950, plus de 1000 chercheurs allemands, dont certains nazis, ont été
«embauchés» par les autorités françaises. Un apport très secret à la
reconstruction de l'industrie militaire et aéronautique du pays. L'Express
révèle cette incroyable épopée.
«Regardez comme c'est beau!» De la
fenêtre d'un salon campagnard qui surplombe les boucles de
la Seine, en aval de Vernon, un petit homme de 86 ans, à
l'allure fière et au regard pétillant, montre une immense
volute de fumée blanche qui s'élève dans le ciel pâle,
au-dessus de la ligne boisée des crêtes. «Ils font encore un
essai pour Ariane 5», murmure le vieillard, avant de se
rasseoir devant une grande table de chêne, au côté de son
épouse, pour feuilleter un classeur de documents jaunis par
le temps. «J'ai bien connu tout cela, j'ai bien connu tout
cela»..., répète-t-il,
d'une voix nostalgique mâtinée d'un fort accent germanique. L'homme s'appelle
Otto Kraehe. Il est allemand. Pas n'importe quel Allemand.
Entre 1935 et
1945, cet ingénieur berlinois a participé, sur la base secrète de Peenemünde, en
mer Baltique, aux recherches de Wernher von Braun, le concepteur des fusées V2,
ces fusées que Hitler lâcha en masse sur Londres et Anvers à la fin de la
guerre. Fait prisonnier en 1945 par les Américains, von Braun, scientifique
opportuniste et officier SS, devint aux Etats-Unis le père des programmes
spatiaux de la Nasa de l'ère Kennedy. «Il rêvait depuis toujours d'envoyer une
fusée sur la Lune. Il a réussi», ironise Kraehe. 120 anciens de Peenemünde ont
suivi leur patron outre-Atlantique. Plus de 200 ont été embarqués de force par
les Soviétiques. D'autres sont restés en Europe. Comme Kraehe. «Von Braun
m'avait promis qu'il me ferait venir dès que possible,
raconte à L'Express le retraité Vernonnais. Mais, en 1945,
j'étais au chômage. Je savais que nous ne pourrions plus
mener nos recherches en Allemagne. J'ai appris que la France
cherchait des ingénieurs pour reconstituer des V2. Les
conditions étaient bonnes. Alors, j'ai signé un contrat avec
le ministère de l'Armement. J'ai commencé à Puteaux, puis
j'ai rejoint une soixantaine d'Allemands au Laboratoire de
recherches balistiques et aérodynamiques [LRBA], créé à
Vernon en mai 1946. Au début, les gens du coin se
demandaient ce que nous bricolions dans nos baraques cachées
dans la forêt. Nos tests de fusées faisaient un bruit
monstre et dégageaient d'épaisses fumées. Et puis tout le
monde s'est habitué à notre présence. J'ai été le premier à
me marier avec une jeune femme de la région, en 1950. Je
suis reparti en Allemagne en 1958, avant de revenir en
France en 1963 et de m'installer ici pour ma retraite. Mes
collègues restés au LRBA ont mis au point la fusée Véronique
et le moteur Viking des fusées Ariane».
Un
témoignage précieux. Otto Kraehe est, avec Helmut Habermann, l'un des rares survivants allemands présents en France de cette épopée.
Leur collègue Heinz Bringer, le père du moteur Viking, est décédé près de Vernon
le 2 janvier dernier, à l'âge de 90 ans. Leur aventure a longtemps été tenue
secrète. Et pour cause : les contrats de travail signés avec le ministère de
l'Armement leur interdisaient de parler à quiconque de leurs travaux. Ils
risquaient la peine capitale! «Certains croient encore que la France est partie
de zéro dans la conquête spatiale. Ce fut longtemps la thèse officielle. Mais
c'est faux», raconte Roland Hautefeuille, un passionné d'histoire, dont les
travaux sur les V2 font autorité (1).
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En vérité, sans l'apport de ces
Allemands de Peenemünde, le LRBA et la Société européenne de propulsion (créée
en 1971 à Vernon pour les moteurs d'Ariane) n'auraient jamais remporté tant de
succès. Il n'y aurait pas eu, dès novembre 1965, de roulement de tambour
gaullien sur la «troisième puissance spatiale du monde» après l'envol de la
fusée Diamant au-dessus du pas de tir d'Hammaguir, où s'activaient quelques-uns
de ces experts. Pas de décollage du lanceur européen Ariane de la base de
Kourou, en 1979. Pas de fumée blanche sur les rives de la Seine...
Plus
étonnant : le LRBA n'est pas le seul organisme français à avoir bénéficié, après
guerre, de ces «transferts de technologie» très particuliers. Les faits ont
longtemps été masqués aux yeux de l'opinion pour cause d'orgueil national et de
secret défense. Mais, depuis quelques années, une poignée d'historiens et
d'initiés ont commencé de découvrir une réalité insoupçonnée : entre 1945 et
1950, la France a massivement recruté des «cerveaux du IIIe Reich». Combien? En
recoupant ces études avec les archives accessibles et des témoignages directs,
L'Express peut avancer qu'ils furent plus d'un millier. Soit nettement moins que
les 5 000 savants allemands enrôlés par l'URSS ou les 3 000 recrutés par les
États-unis dans le cadre de leur opération «Paperclip». Mais plus que les
quelques dizaines embauchés en Grande-Bretagne. Des nazis? Nombre de ces savants
n'étaient, semble-t-il, ni des fanatiques ni des militants. «J'étais un simple
ingénieur, sans engagement politique», dit Kraehe. Toutefois la France, on le
verra, ferma les yeux pour attirer quelques figures au passé chargé. Ces recrues
avaient-elles un bon niveau de connaissances? «Oui, estime Jacques Villain,
historien de la SEP, spécialiste du sujet [2]. La France,
principalement dans le domaine aéronautique et militaire, a
su attirer des personnalités de premier plan».
Les noms de ces têtes de file sont inconnus du grand public : Jauernick, Müller, Bringer, Habermann
pour les fusées (LRBA et SEP) ; Oestrich
pour les moteurs à réaction à la Snecma ; Sänger pour
les engins spéciaux à l'arsenal de Châtillon (aujourd'hui Aerospatiale) ;
Schardin et Schall pour les explosifs à l'institut Saint-Louis (Ministère de la
Défense). A ces leaders il faut ajouter des apports d'équipes allemandes
chevronnées - réparties sur tout le territoire (voir la carte page 124) - dans
le domaine des hélicoptères, des sous-marins, des torpilles, des radars, des
moteurs de char, des obus, des souffleries aéronautiques. Et même de la force de
frappe.
La liste est loin d'être close : «La
dispersion des archives et leur fréquente classification militaire empêchent
encore d'avoir une vision complète du phénomène, estime Gérard Bossuat,
professeur d'histoire à l'université de Cergy-Pontoise, spécialiste des
relations franco-allemandes d'après-guerre [3]. Mais une chose est sûre : ce
recrutement de savants a été assumé politiquement par le gouvernement et
organisé administrativement». Même si la plupart sont repartis en Allemagne dans
les années 50, Emmanuel Chadeau, professeur d'histoire à l'université Lille III,
estime que «leur présence a permis à certains secteurs de l'industrie française
de rattraper au moins cinq ans de retard, voire de réaliser de belles percées».
De quoi réviser quelques vérités...
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Cette histoire débute au printemps de
1945, alors que les armées alliées resserrent leur étau sur le IIIe Reich. Les
troupes de la Ire armée française du général de Lattre avancent dans le sud de
l'Allemagne. Parmi les unités de reconnaissance qui les précèdent se trouvent
des membres de la «section T». Ces experts du renseignement technique sont
chargés de repérer les installations militaires et scientifiques allemandes. Si
possible avant les autres vainqueurs. Par chance, le sud de l'Allemagne est
truffé de dizaines d'usines et de laboratoires, repliés dans cette région moins
exposée aux bombardements alliés.
La chasse au butin est ouverte. Une
équipe du 2e bureau de l'armée de l'air découvre ainsi près d'Oberammergau une
vingtaine de caisses plombées, contenant 2 500 documents ultrasecrets du bureau
d'études de l'avionneur Messerschmitt. Des trésors inestimables, ramenés à Paris
pour être exploités par les industriels. Les formes d'ailes en flèche des futurs
chasseurs français Ouragan et Mystère sont inspirées de ces documents. Près
de 50 000 tonnes de matériels divers sont également envoyées en France durant
l'année 1945. Des centaines d'équipements des usines aéronautiques de Dornier et
Zeppelin à Friedrichshafen franchissent la frontière. La soufflerie subsonique
d'Ötztal, dans le Tyrol autrichien, est démontée avant d'être réinstallée à
Modane-Avrieux sous les auspices de l'Onera (Office national d'études et de
recherches aéronautiques).
Près de 200 usines «civiles» allemandes -
comme le complexe chimique BASF d'IG Farben à Ludwigshafen - sont remises en
marche par les Français dans la zone d'occupation qui leur est octroyée par les
accords de Potsdam de juillet 1945. Cette zone couvre 10% de l'Allemagne et une
partie de l'Autriche. Les installations à vocation militaire sont également
rouvertes. Dans la région du lac de Constance, 17 usines et laboratoires
travailleront, jusqu'à leur déménagement, en 1948, dans le sud de la France,
avec du personnel allemand, pour le compte de la marine française. Le physicien
Yves Rocard (père de Michel) supervise une partie de ces récupérations. «On s'en
est donné à coeur joie, en ramassant des Allemands eux-mêmes», raconte-t-il dans
ses Mémoires sans concessions (Grasset, 1988). D'autres scientifiques français
viennent évaluer le potentiel scientifique nazi. Le chimiste Henri Moureu, qui a
étudié de près les V2 tombés près de Paris, réussit à visiter en juin 1945
l'usine Mittelwerke-Dora où étaient notamment fabriqués ces engins. Son ami
physicien Frédéric Joliot-Curie, directeur du nouveau CNRS, dépêche, quant à
lui, plus de 400 missions en Allemagne. Des expéditions parfois risquées : on
retrouvera un jour à Vienne le cadavre d'un scientifique français, probablement
jugé trop curieux par les Soviétiques (4) ...
Entre les vainqueurs, la
bataille la plus sourde concerne les «savants du IIIe Reich». Désoeuvrés dans un
pays en plein chaos, ceux-ci font jouer la concurrence. Face à Yves Rocard qui
l'interroge, le Pr Hiedemann, spécialiste d'acoustique, rétorque : «Mon petit
ami, je suis un grand professeur allemand ; si vous m'embêtez trop, je passe en
zone d'occupation américaine et je ferai de la propagande contre la France».
Emprisonné, le savant finira par s'échapper...
Pourtant, dans cette
chasse souterraine, les Français ne se débrouillent pas mal. Les ordres viennent
de très haut. Dès le 16 mai 1945, dans une note classée «très secret» - exhumée
des archives de l'armée de terre par l'historienne Marie-France Ludmann-Obier
(5) - l'état-major de la Défense nationale alerte le général
de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, sur l'intérêt
des recherches allemandes : «L'activité et l'ampleur des
résultats obtenus, dans le domaine des armes secrètes
notamment, ont vivement impressionné ceux qui les ont
examinés [...]. Certaines personnalités, têtes de file, ont
été emmenées en Angleterre, d'autres pressenties pour
travailler en Amérique. De notre côté, nous avons emmené
temporairement à Paris certaines personnalités [...]».
Soucieux de redonner rapidement à la France les moyens d'une
grande puissance, le général de Gaulle délivre, le 17 mai
1945, une instruction personnelle et confidentielle : «Il y
aura tout lieu de transférer en France les scientifiques ou
techniciens allemands de grande valeur pour les interroger à
loisir sur leurs travaux et éventuellement les engager à
rester à notre disposition».
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Les consignes
sont claires. Le général Pierre Koenig, qui assure, à Baden-Baden, le
commandement en chef des forces françaises dans la zone d'occupation en
Allemagne (ZFOA), s'en fait l'ardent promoteur. «Mieux vaut la qualité que le
nombre», écrira-t-il en octobre 1946 dans une note secrète, conservée aux
archives de la ZFOA, à Colmar. Il prône une «immigration éclairée», de savants,
mais aussi de techniciens de «valeur honorable». Avec un argument de poids :
«Chaque technicien qui vient se fixer à demeure en France correspond à une
diminution du potentiel allemand et à une augmentation du potentiel français ; il
faut en profiter». Dans une autre lettre, il insiste sur cet avantage qu'il sait
temporaire : «Soyons sûrs que du jour où un gouvernement
allemand [...] sera reconstitué, il fera tout son possible
pour arrêter cette véritable hémorragie humaine, se rendant
compte du grave préjudice subi»...
Malgré des moyens
limités, la machine administrative française se met en marche. La «section T»
laisse la place à la mi-1945 à une «section d'information scientifique» où sont
représentées toutes les armes (air, terre, marine), le CNRS et le Centre
national des télécoms (Cnet). Cette instance établit des centaines de rapports
et rédige plus de 3 500 fiches personnelles sur des savants allemands. Le 19
mars 1946, le ministère de l'Économie nationale détaille la procédure de
recrutement, soumise au feu vert de neuf services ministériels (production
industrielle, finances, travail, sûreté, consulats, etc.). Une «procédure
d'extrême urgence» est tout de même prévue, «dans le cas où un savant ou un
technicien serait sur le point de partir à l'étranger et de nous
échapper».
Le 22 novembre 1946, le commissaire général aux affaires
allemandes et autrichiennes va plus loin, en écrivant : «Le gouvernement estime
que [les savants et techniciens] doivent bénéficier d'avantages suffisants pour
être encouragés à travailler pour notre économie». Par conséquent, les recrues
se voient accorder 4 stères de bois supplémentaires pour leurs familles en
Allemagne, des compléments mensuels de nourriture (4 kg de viande, 400 g de
fromage, 15 litres de vin...), des vêtements. Le compte rendu d'une réunion
tenue sur ce sujet, le 17 décembre 1946, à Baden-Baden, se conclut ainsi : «Une
certaine discrétion doit être apportée dans cette affaire qui concerne un
caractère confidentiel. Il est nécessaire en effet d'éviter l'éveil des services
étrangers qui poursuivent les mêmes buts avec les mêmes moyens». Un courrier de
janvier 1947 demande le déblocage de lots de 198 vêtements de travail, 37
costumes pour homme, 33 tailleurs pour dame, 342 paires de chaussures... Tous
les détails comptent !
On promet surtout aux candidats une «protection» de
leurs proches contre d'éventuelles «représailles» des organismes allemands,
ainsi qu'un transfert prochain en France, un logement décent, la Sécurité
sociale, des salaires équivalant à ceux de leurs homologues français (mais pas
plus!), une imposition fiscale moins lourde. Est-ce trop? Non, répond une
circulaire de septembre 1947 : «Cette charge ne saurait entrer en comparaison
avec les avantages très importants que nous attendons d'une collaboration
étroite et judicieusement dirigée entre les techniques françaises et
allemandes».
Les offres sont tentantes. Les ingénieurs sont embauchés à
un salaire mensuel, très correct, d'environ 40 000 F - soit l'équivalent de 17
000 F actuels. Grâce à un taux de change franc-mark avantageux - et ce, jusqu'à
la réforme monétaire de la mi-1948 - le transfert de ces sommes confère aux
familles un niveau de vie très confortable en Allemagne. De plus, les savants
sont assurés d'une liberté quasi totale en France. «Les Russes et les Américains
devaient nous encadrer très strictement. Alors que les Français nous donnaient
le droit de nous promener librement, par exemple pour aller passer des week-ends
à Paris», se souvient Otto Kraehe.
Du coup, les candidatures affluent.
Entre 100 et 200 nouveaux dossiers arrivent chaque mois à la section des
recherches techniques du gouvernement militaire. Cette section repousse un
dossier d'un spécialiste bavarois des armoiries, domaine dans lequel «la France
n'a rien à apprendre». Ou le CV d'un certain Maier, dont «les travaux personnels
exposés sont de l'ordre d'une thèse banale de licence». Elle recommande en
revanche le dossier d'un expert des «fours à gaz» (!). Et ne retient que les cas
«de savants, d'ingénieurs et de techniciens de valeur, susceptibles d'un apport
réel».
Lorsque les cibles valent la peine, tous les arrangements sont
possibles. Une liste de souffleurs de verre, très prisés pour l'optique de
pointe, est transmise à Paris avec cette précision : «Ces personnes résidant en
zone russe [...], il serait recommandable de faire appel aux services du Sdece».
Autrement dit : les services secrets français sont chargés des «exfiltrations»
des autres zones d'occupation. C'est ainsi qu'en décembre 1945 Ferdinand Porsche
est enlevé par des Français dans sa résidence de Zell am See, alors qu'il est
surveillé par les Américains (4). Inventeur de la Coccinelle de Volkswagen et de
l'énorme char Maus, Porsche, hitlérien fanatique, est d'abord emprisonné à
Dijon, avant d'être affecté quelques mois chez Renault, où il est mal accepté,
puis remis en prison.
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Les pontes du nazisme, comme Porsche, ne sont pas,
a priori, des parias. Selon la note secrète de Koenig
d'octobre 1946, les recrutements doivent se faire sur la
base des «qualités professionnelles», d'une «volonté de se
fixer en France», de «l'absence de tares physiques et
mentales». Et d'un «passé politique intact». Plus
précisément : «Seraient éliminés, sauf circonstances
exceptionnelles, tous ceux ayant eu un rang ou une fonction
quelconque dans les organisations nationale-socialistes. Les
simples membres feraient l'objet d'une enquête ayant pour
but de déterminer le degré de leur activité. Ceux qui
auraient eu une attitude purement passive pourraient être
admis à poser leur candidature».
Le filtre paraît strict. En réalité, les
«circonstances exceptionnelles» - l'intérêt des recherches pour réarmer le pays,
la compétition économique avec les Alliés, les prémices de la guerre froide -
conduisent souvent les autorités françaises à fermer les yeux. Par exemple sur
le passé des ingénieurs des V2. A partir de 1943, les SS contrôlaient la
production de ces armes secrètes dans l'usine souterraine, Mittelwerke, située à
Nordhausen, dans le Harz. Sur les 60 000 déportés entassés au camp voisin de
Dora qui travaillèrent dans ces sinistres tunnels, 20 000 moururent de sévices
et d'épuisement. Alors jeune soldat arrivé au centre de recherches de Peenemünde
en 1943 après des mois sur le front de l'Est, Helmut Habermann se rappelle :
«J'avais un travail passionnant et je ne me posais pas de questions sur
l'utilité militaire des fusées. Un jour, j'ai dû livrer du matériel aux Mittelwerke.
Certains déportés étaient mieux traités que d'autres. Mais
je me suis dépêché de repartir tout de suite, frappé par
l'ambiance dantesque qui régnait dans ce tunnel. J'ai
compris qu'il valait mieux se taire pour éviter de retourner
au front ou d'endosser soi-même la tenue rayée».
Simples
témoins ? Complices ? Coupables ? Plusieurs gradés de Peenemünde et des SS
sévissant aux Mittelwerke seront mis en cause après guerre (6). Cela n'empêche
pas les Américains et les Russes de faire main basse sur ces équipes. Ni les
Français de piocher dans ce vivier. Sans sélection politique ? «Vu leurs
responsabilités à Peenemünde, certains étaient membres du parti nazi. Mais le
passé des gens n'intéressait ni les Français ni personne», explique Helmut Habermann, qui affirme n'avoir jamais été encarté.
La France recrute
d'autres savants au passé controversé. En mars 1945, le Pr Hubert Schardin, l'un
des patrons du centre de recherches de la Luftwaffe à Berlin-Gatow, formait des
stagiaires en vue de créer une ultime «arme miracle» pour Hitler! Replié à
Biberach, dans le Wurtemberg, il est fait prisonnier par le commandant Lutz, de
la 1re division blindée de l'armée française. Le 7 mai 1945, Lutz indique à
Schardin qu'il aura «toute liberté d'action». Le lendemain, jour de la
capitulation allemande, le savant note dans son agenda : «Le travail a repris»
(6) ... Avec une trentaine d'autres ingénieurs, il s'installe près de la
frontière franco-allemande et devient codirecteur du Laboratoire de recherches
balistiques et aérodynamiques de Saint-Louis (Haut-Rhin), créé spécialement par
le ministère de l'Armement.
Parmi la centaine de recrues allemandes qui
rejoignent progressivement ce laboratoire militaire se trouve le Dr Rudi Schall,
un physicien berlinois de renom, venu d'un autre centre de recherches
militaires. Agé aujourd'hui de 85 ans, retiré près du lac de Constance, il
confie à L'Express : «C'est vrai que j'étais membre du parti nazi, comme beaucoup
de mes collègues qui y étaient plus ou moins obligés, sans être forcément
actifs. En 1945, les Américains nous ont embarqués, mais ils nous traitaient
comme des moins que rien. Les Britanniques, eux, m'ont proposé de m'embaucher,
mais sans que ma femme puisse me rejoindre. Alors que les Français ont été très
chaleureux. La dénazification des postes était en cours en Allemagne. Mais on
nous a dit que cela ne nous concernait pas. Je suis arrivé début 1946 à
Saint-Louis». Rudi Schall succédera à Schardin comme codirecteur de ce
laboratoire, devenu en 1959 le symbole de la nouvelle coopération militaire
franco-allemande !
Certaines embauches sont encore plus troublantes. Selon
l'historien allemand Ulrich Albrecht, le comte Helmut Zborowski, ingénieur chez
BMW, est emprisonné en 1945 à cause de son appartenance aux Waffen SS. Ce lourd
passé n'empêche pas la France, en 1947, de convier Zborowski à rejoindre la
Société européenne de propulsion par réaction (SEPR). Ce scientifique
controversé créera, en 1950 à Paris, le Bureau technique Zborowski. Subventionné
sur fonds publics par la Snecma, l'ex-SS concevra un drôle d'engin à décollage
vertical, le Coléoptère, véritable gadget technique, dont les essais en vol se
révéleront dangereux...
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Le gouvernement tient également à conserver
quelques chimistes allemands. Arrêtés par les Américains, Walter Reppe -
qualifié de «nazi bon teint» - et Karl Wurster - présumé «criminel de guerre» -
seront blanchis et rejoindront leurs postes à l'usine de Ludwigshafen, avec la
bienveillance des Français. Tous les Alliés pratiquent le même cynisme. Le cas
d'Otto Ambros, un des directeurs d'IG Farben, est exemplaire. Ambros a participé
à la décision d'utiliser le zyklon B dans les chambres à gaz. Il a également
supervisé une usine de caoutchouc synthétique à Auschwitz-Buna-Monowitz, dans
laquelle de nombreux déportés ont été maltraités. Interrogé par des militaires
français en août 1945, il rédige un rapport ultrasensible sur la production
allemande de nouveaux gaz de combat (tabin, sarin, soman). De quoi intéresser
les promoteurs d'armes chimiques françaises! Puis, selon l'historienne
Marie-France Ludmann-Obier, ce scientifique, considéré comme «criminel de
guerre», est invité par le ministère de la Guerre à Paris pour faire des
conférences! Après des mois de pressions américaines, les Français finissent par
livrer Ambros à des GI. Un tribunal de Nuremberg le condamne en 1948 à huit ans
de prison pour esclavage. Libéré en 1951, il fera carrière comme conseiller d'un
grand groupe chimique aux États-unis...
La concurrence des Alliés
n'explique pas toutes les déconvenues françaises. En novembre 1946, l'état-major
de la Défense nationale estime que les différents services de l'armement ont
procédé à 800 embauches. En revanche, le secteur «civil» a du mal à se
mobiliser. En mars 1947, sur plus de 800 candidatures examinées à Baden-Baden,
seulement 40 contrats ont été signés par l'industrie privée. Les firmes
hésitent, les candidats se lassent, les fonctionnaires se découragent. «Des
techniciens de valeur nous ont échappé, faute d'une action rapide», se plaint
l'administrateur général Laffon en février 1947. Il préconise d'utiliser la
presse et la radio pour modifier l'état d'esprit des milieux d'affaires
français : «Les industriels français se méfient des Allemands ; ils craignent de
les voir repartir chez eux en emportant leurs secrets de fabrication ; ils
redoutent en outre les réactions des ouvriers et des cadres, particulièrement
les ingénieurs, devant l'introduction d'Allemands dans l'entreprise».
Ces
remarques ne sont pas infondées. L'installation dans l'Hexagone des savants
d'outre-Rhin ne va pas de soi. Comme l'accord interallié d'avril 1946 interdit
toute activité militaire en Allemagne, les grosses équipes, rassemblées d'abord
dans la zone française d'occupation, doivent déménager. Une vingtaine
d'Allemands, dirigés par Eugen Sänger - un savant hitlérien qui rêvait de fusées
rebondissant sur la stratosphère pour bombarder les États-unis ! - rejoignent
l'arsenal aéronautique de Puteaux en juillet 1946. Ils cohabitent avec l'équipe
des «engins spéciaux» d'Emile Stauff, le futur père des missiles tactiques
français. Certains s'ignorent : «J'étais assis en face d'un Allemand, racontera
l'ingénieur Malaval (8). Après m'avoir dit bonjour, il s'asseyait et ne me
disait plus un mot. A midi, la moitié de [son paquet de] gris était fumée et la
moitié du papier vierge, remplie de calculs. Mais je n'ai jamais rien compris à
ce qu'il faisait». Tous ne sont pas aussi renfermés. «C'était des gens urbains
et agréables, confiera Emile Stauff. Ils nous ont été extrêmement utiles». Sans
copier les armes allemandes, l'arsenal s'en inspire pour concocter des missiles
air-air ou le missile antichar SS 10, qui se vendra à 30 000 exemplaires dans le
monde. C'est à partir de ces succès que l'Aérospatiale développera plus tard ses
Exocet, Milan, Hot, Roland. Notamment en coopération avec l'Allemagne !
Nostalgique et aigri, Eugen Sänger retournera, quant à lui, à Stuttgart en 1954,
avant de mettre ses connaissances au service de l'Égyptien Nasser, avec d'autres
experts nazis des missiles, dont Wolgang Piltz, ancien de Peenemünde passé par
le LRBA de Vernon.
La plupart des ingénieurs des V2 recrutés par la
France ont, en effet, émigré de la région d'Emmendingen à la petite cité de
l'Eure à partir de mars 1947. Une ancienne usine Brandt, isolée dans la forêt, a
été aménagée. La colonie allemande vit à deux pas, dans ce qu'ils appellent le
Buschdorf, le village de brousse. «En général, l'accueil de la population a été
correct, racontera Heinz Bringer au journal de l'Eure Le Démocrate, en 1990.
Mais il y avait, à Vernonnet, une bande de jeunes gens
hostiles. Une fois, un de mes collègues a été agressé
pendant le bal du 14-Juillet».
Ce climat de
défiance se dissipe au fil des mois. «Nous nous sommes vite intégrés et la
coopération est devenue fructueuse avec les ingénieurs français qui nous ont
rejoints», se souvient Helmut Habermann. Après l'abandon en 1948 des coûteuses
recherches sur les V2, le noyau allemand du LRBA - réduit à une trentaine
d'ingénieurs - planche sur la fusée-sonde Véronique, le missile sol-air Parca,
le radar Aquitaine, le lanceur Diamant. Puis Heinz Bringer, intégré avec une
équipe «propulsion» à la SEP en 1971, mettra au point les moteurs Viking qui
équiperont les fusées Ariane. Naturalisé sous le nom d'Henri Bringer, ce dernier
recevra des «récompenses forfaitaires» au titre de ses inventions, qui demeurent
propriété de l'État français.
En 1978, le ministère de la Défense lui
octroiera notamment un bonus de 56 000 F pour sa «turbopompe». Modeste cadeau à
l'un des pères d'Ariane! «Je suis heureux d'avoir travaillé pour la France et la
recherche spatiale jusqu'à ma retraite, en 1982», explique Helmut Habermann,
devenu à la SEP le précurseur des paliers magnétiques. Lui aussi a été
naturalisé français : «Étant d'origine sudète, j'ai changé quatre fois de
nationalité. Je voulais me poser un peu», confie cet ingénieur de 82 ans, qui
vit avec sa femme dans une petite résidence proprette à deux pas du centre de
Vernon. Est-ce son pays? «Cela fait plus de cinquante ans que je suis ici. Je me
plais bien... Et puis n'étais-je pas un Européen avant l'heure ?»
(1)
«Recherche scientifique et politique militaire, 1945-1958», par Arnaud Teyssier
et Roland Hautefeuille, Revue historique des armées, juin 1989. (2) «La
France a-t-elle hérité de Peenemünde?», par Jacques Villain, dans La France face
aux problèmes d'armement 1945-1950, CEHD, éd. Addim, 1996. (3) «Les armement
dans les relations franco- allemandes 1945-1963», par Gérard Bossuat, dans
Histoire de l'armement en France, 1914-1962, colloque du Chear du 19 novembre
1993, éd. Addim, 1995. (4) La Piscine, par Roger Faligot et Pascal Krop,
Seuil, 1984. (5) «Un aspect de la chasse aux cerveaux : les transferts de
techniciens allemands, 1945-1949», par Marie-France Ludmann-Obier, Relations
internationales, été 1986. (6) Histoire du camp de Dora, par André Sellier,
La Découverte, 1998. (7) Cité dans Du laboratoire à l'Institut, par le Dr
Rudi Schall, directeur honoraire, IRSL. (8) Mémoires d'usine, 1824-1985,
comité d'établissement de l'Aérospatiale de Châtillon-sous-Bagneux, Syros, p.
38. |